jeudi 16 septembre 2010

Léon Delafosse par Jacques-Emile Blanche

Le Virtuose

Le finale de la symphonie s'est tu. Au premier rang de l'estrade, les violonistes se sont levés, écartant leurs pupitres. Leur chef va se reposer dans un coin. Des géants à veste courte, apparaissent, entourent le piano qu'ils palpent, qu'ils frottent comme un "lad" un cheval de courses. Sourd roulement de roulettes le plancher crie c'est le piano qui est amené jusqu'au milieu de la scène il est ouvert devant un tabouret placé à la distance exacte décidée par le virtuose. Dans un instant, celui-ci s'y campera. Du parterre s'élève un vague murmure de conversations, d'attente, d'impatience nerveuse et de curiosité. La porte des coulisses attire tous les regards. Ainsi, la foule attend les mariés à la sortie de l'église. Comme il se fait désirer, l'Etre d'élection, le prodige, le héros ! Plusieurs fois la porte, entrebâillée, s'est refermée. Rien. Personne n'en sort. Le chef d'orchestre va hâter l'artiste qui tarde, peut-être se trouve indisposé, ou mécontent ? Ses caprices sont connus. S'il allait refuser son concours ? Agitation, frémissement, cris, interpellations.

Mais voici l'animal qui sort de sa cage, tiré, poussé, encouragé. Ses cheveux une crinière de lion semblent soulevés par un vent de tempête. Il est pâle, on dirait d'un maudit accablé par la Fatalité. Les archets tapotés, sur toutes les boîtes de violons et de violoncelles, donnent le signal grêle des applaudissements. C'est le Triomphe anticipé, l'ovation, car le public ne se rappelle déjà plus qu'il a failli attendre. Il est là, le Virtuose, qui salue ses fidèles avec une feinte humilité. Soupirs, doigts passés dans la chevelure. Le Virtuose touche sa cravate, prélude, lève son visage vers le plafond et fixe son regard de Titan sur l'Au-delà. Silence. Enfin, le muet, le mime, communique avec les assistants, par la voix multiple issue du meuble en palissandre, exprime les
passions de son âme sans pareille, va pleurer, rire, gémir, supplier, rêver devant nous, perdu dans ses visions surnaturelles, ou bien redevenu simple humain, aimer, désirer, haïr, mépriser. Toute la lyre va vibrer, Orphée est en délire, les Ménades se renversent pâmées. Mes souvenirs d'enfant, du plus loin que je me souvienne, sont pleins de ces images-là, avec le Cirque d'Hiver pour cadre, le Châtelet, le Château d'Eau, l'ancien Eden ou le Conservatoire. Combien de fois mon coeur a battu à l'unisson avec celui du Virtuose, cet être prestigieux que l'on m'emmena d'abord entendre, afin de m'engager à mieux étudier mon piano qu'ensuite j'allai si souvent comparer à ses émules, toujours tenté comme je l'étais, de le croire unique et supérieur à tous les autres.

Le goût de la musique en se répandant dans toutes les classes, sans nous affiner vraiment, nous a donné les plus sottes affectations et d'absurdes préjugés. Nos notions au lieu de s'éclaircir, se sont embrouillées nous vivons dans la confusion des idées. Nous voudrions qu'un musicien fût un peintre, un musicien et un virtuose le double du Maître dont il interprète les ouvrages qu'il s'effacât devant le compositeur. Des gens qui ne savent pas lire une note de musique, se font remarquer par des exigences et une sévérité ridicule s'il s'agit de critiquer le "rendu" de tel morceau ou classique ou romantique qu'un nouveau pianiste ou un chef d'orchestre un virtuose
aussi a inscrit à son programme. Il y a des canons, des règles, qu'ils ne permettent pas qu'on transgresse. La puritaine Schola a humilié l'art romantique du pianiste... J'aime un interprète fidèle de mes auteurs aimés. J'irais même jusqu'à avouer que je me passe du "sentiment" et des "intentions" si la mesure est gardée. Il y a des thèmes de Mozart, de Schumann ou de Chopin, même de Berlioz ou de Liszt, qu'il me suffirait d'entendre jouer par la demoiselle du troisième étage, pour pleurer. Mais, le Virtuose ! Il est à part ; il existe, à côté du compositeur ; parfois, il n'a pas besoin du compositeur... Je devrais dire : "il n'avait" car y a-t-il de vrais, de purs virtuoses encore ? oui, je crois qu'il en est au moins un dans Paris et nous ne pouvons l'applaudir que trop rarement. Léon Delafosse est d'ailleurs tout à l'opposé du pianiste-étoile de mon enfance, tel que je le dépeignais en commençant. Le jeune officier de cavalerie a remplacé l'archange ou le vieux lion de jadis. Le virtuose d'aujourd'hui porte moustache, est coiffé comme vous et moi, et ne se distingue du reste des mortels que par son talent ; surtout il évite d'avoir l'air artiste. Rappelez-vous le célèbre portrait de Delafosse par John Sargent, debout, tout droit, dans sa correcte redingote.

Il lui faut beaucoup de courage et de conviction pour se donner, franchement, pour ce qu'il est : un maître dans l'art d'extraire de l'ingrat clavier d'ivoire et d'ébène des sons dont la qualité et les combinaisons sont à elles seules une sorte de création individuelle. Créateur, inventeur, comme Nijinski dans ses danses, qu'il le soit sans crainte et laisse dire. La première fois que je rencontrai Léon Delafosse, c'était chez notre ami Henry de Saussine. Encore à ses débuts, frêle, mais énergique, sec, nerveux, il avait une manière décidée et un jeu coupant, un style déjà à lui. Depuis lors, à de longs intervalles, je le retrouvai, à Londres ou à Paris, parcimonieux, dédaigneux de se trop produire, d'ailleurs occupé à écrire de charmantes compositions il se réservait, travaillait, travaillait dans la retraite, loin des admirateurs qu'il eût aisément conquis, ne se montrait qu'à bon escient, de temps à autre, dans un cercle étroit de fidèles amis. Léon Delafosse ne se "fait pas prier" mais il craint d'être trop prodigue. Aussi bien, la dépense de force nerveuse que lui impose un programme de concert est telle que, s'il n'en était un peu avare, il ne garderait pas cette étonnante jeunesse, cette ardeur, cause de ses incessants progrès. Sa force a décuplé, depuis quelques années, parallèlement à son intelligence et à son intuition musicale.

Plus encore qu'un grand exécutant, Léon Delafosse est un homme d'intelligence. Toute sa carrière, si noblement suivie, si raisonnable et si fièrement dédaigneuse des effets faciles et du cabotinage, est là pour attester le vrai artiste, compositeur et interprète. Si comprendre, c'est égaler, il est un maître comme il ne joue que ce qu'il aime à fond, je ne l'ai jamais surpris à trahir la pensée de l'auteur mais il nous ménage de ces surprises, qui sont plus que la moitié de l'admiration, par les nouvelles découvertes qu'il nous oblige à faire, dans certains morceaux, favoris de toujours, dont nous croyions ne rien ignorer. De même qu'on se rappelle, d'une vie entière, deux, trois chanteurs ou comédiens, dans des rôles classiques, si exceptionnels qu'ils y effacèrent le souvenir de tous les autres une Mme Caron dans Orphée, une Sarah dans Phèdre, je dirai : Rubinstein, Paderewski et la sonate, le concerto où je les ai entendus se confondent avec leur personnalité, parce qu'ils me les ont révélés à nouveau. Parmi les pianistes plus récents, Léon Delafosse m'a parfois et presque seul donné les mêmes jouissances et la même illusion que si Chopin ou Schumann étaient là devant moi. Il est varié et si souple ! Ses doigts ont si totalement vaincu les difficultés que les astragales et les arabesques dont se surcharge plus d'une pièce romantique, comme atténuées malgré leur précision, ne cachent pas le thème, l'inspiration mélodique.

Le jeune cavalier blond, type très français, qu'on verrait la cravache à la main, botté, dans un costume Louis XIII, s'approche du piano comme d'un cheval de haute école et l'on sent, dès qu'il se met en selle, que la bête va se cabrer, se défendre, mais qu'elle sera domptée ; on imaginerait aussi Léon Delafosse s'apprêtant à monter en aéroplane un peu comme ce Santos Dumont - le premier qui nous éblouit naguère par ses vertigineuses évolutions dans son primitif appareil. Le cadre de fer et les cordes d'acier se mettent à vibrer dès que les doigts du virtuose touchent le clavier et bientôt nous sommes emportés dans un mouvement frénétique, nous planons très haut les bruits de la terre montent jusqu'à nous ; les fusées d'un énorme feu d'artifice crépitent, jaillissent et retombent en une pluie dorée. Est-ce l'eau d'une fontaine au-dessous de nous ? Sont-ce les nuages qui crèvent en une bruissante averse ? Mais voilà que nous avons dépassé les régions orageuses, nous voguons sur un lac de strati argentés avec l'azur sur nos têtes. La paix règne de nouveau, mais plus complète là-haut, dans la sérénité et la lumière. Le coeur apaisé chante son hymne de reconnaissance après l'orage. Fermez les yeux, écoutez : vous vous oublierez vous-même le temps que durera le morceau joué.

La différence essentielle entre le virtuose à la manière de Delafosse et les autres pianistes, c'est que le choix de la page à interpréter importe moins avec lui qu'avec ceux-là. Il y a toute une littérature musicale "pianistique" comme l'on dit maintenant, qui vaut surtout par les possibilités qu'elle propose au virtuose de recréer, sur elle, une oeuvre personnelle à l'exécutant. Ce n'est pas de la musique pure : c'est autre chose, d'ensorcelant quand c'est réussi. D'ailleurs, Delafosse n'abuse pas de ces pyrotechnies ; mais il se donne le luxe, à certains instants, d'un tour de force. Il aime à faire le jongleur avec des boules de cristal et des sonnettes d'or, pour ensuite, dans un adagio pathétique, atteindre le tréfonds de notre sensibilité. Demandez lui du Schumann ou du Chopin. Ce qu'il peut faire d'un prélude ou d'un Nocturne ! Les couleurs qu'il sait donner au Soir de Schumann ! Mais rien ne m'amuse comme ses terribles galopades dans la fantaisie et les folles difficultés d'un Liszt sont un jeu où il triomphe. Le propre du virtuose c'est d'endormir notre sens critique, de nous faire hésiter, pendant quelques minutes, si Le Beau Danube bleu ou toute autre valse de Strauss n'est pas l'équivalent de la Neuvième Symphonie. Quand Delafosse, après un de ses assauts épiques, se dresse pour saluer les applaudisseurs, il rit, et, tout tremblant encore du surhumain effort, demande : C'est amusant, n'est-ce pas ? Oui, c'est extraordinairement cela, et bien plus encore. De l'entendre me donne la même joie physique qu'un orchestre militaire éclatant dans un jardin, par quelque matinée d'été.

Le Gaulois, 15 mai 1913

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